L'âme à gauche

Publié le par Camarade

En cinquante ans de succès, de «la Montagne» à «Nuit et Brouillard» en passant par la mise en musique des poèmes d'Aragon, Jean Ferrat sera toujours resté fidèle aux idéaux de sa jeunesse

 

Jean Ferrat était un artiste rare. Depuis ses adieux à la scène en 1972, ses apparitions se comptaient sur les doigts d'une main. Mais s'il avait quitté les scènes, son public ne l'a jamais délaissé. Si chacune de ses rares apparitions télévisées pulvérisait tous les records d'audience, c'est que ce public appréciait toujours autant sa voix lyrique, ses textes romantiques ou engagés, son goût immodéré pour la poésie d'Aragon. Il aimait en lui l'homme fidèle à ses engagements, combatif, droit dans ses bottes, qui vouait un véritable culte à l'amitié. Depuis un demi-siècle, ses chansons ont constitué la bande originale de bien des vies, d'où l'émotion suscitée par sa disparition ce 13 mars. Il avait 79 ans.
Il y a très longtemps, pour trouver son nom de scène, il avait fermé les yeux et promené son index sur une carte de France, en direction du Sud. Et le doigt du hasard s'était arrêté sur Saint-Jean-Cap-Ferrat. Jean Tenenbaum, né le 26 décembre 1930 à Vaucresson, a d'abord passé sans succès des auditions dans les cabarets rive gauche sous le pseudonyme de Laroche, mais c'est sous celui de Jean Ferrat qu'il mettra le cap sur le succès. C'est peu dire que le jeune homme qui trimbale sa guitare de cabaret en cabaret dans les années 1950 a souffert durant son enfance. Installée à Versailles, la famille Tenenbaum ne roule pas sur l'or. Le père est artisan-joaillier, la mère a arrêté de travailler dans une fabrique de fleurs artificielles pour s'occuper de leurs quatre enfants. On tire le diable par la queue, mais les Tenenbaum sont heureux. Du moins jusqu'à la guerre, jusqu'à cette étoile jaune que son père, Mnacha, juif d'origine russe, doit coudre sur son manteau avant que la Gestapo vienne l'arrêter un matin de 1941 pour le déporter à Auschwitz, d'où il ne reviendra pas : «Le vent violent de l'Histoire allait disperser à vau-l'eau notre jeunesse dérisoire / Changer nos rires en sanglots » (« Nul ne guérit de son enfance »). Jean, séparé des siens, est caché dans une famille en zone libre. «Je m'en suis tiré, mais à 11 ans, j'avais acquis la lucidité d'un adulte », dira-t-il. Celui qui l'a recueilli était un militant communiste. Il ne l'oubliera jamais : « Mon engagement vient de loin, de la guerre, de l'Occupation. Ils nous ont aidés, nous ont trouvé des planques. Ils ont recueilli ma mère, mes soeurs. » En 1963, quand il chantera « Nuit et Brouillard », ses mots pèseront leurs poids de vraie douleur. « Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers... » La chanson sera« déconseillée » à la radio...
Jean ne poursuit pas ses études au-delà de la seconde. Il entre dans un laboratoire de chimie du bâtiment, tout en suivant des cours du soir pour devenir ingénieur : «J'ai découvert le monde du travail, la solidarité ouvrière, et c'est là que j'ai acquis une conscience de classe. » En 1960, son premier succès sera « Ma môme », le portrait d'une ouvrière. Mais la première chanson de Jean Ferrat jamais enregistrée (par André Claveau) fut « les Yeux d'Elsa », le poème d'Aragon qu'il avait mis en musique. Tout y était déjà : un art consommé de la mélodie, une proximité de coeur avec la classe ouvrière et la passion pour la poésie d'Aragon. A ces valeurs, à ces goûts, Jean Ferrat ne dérogera jamais.

Que de saines colères !
Soutenu par son épouse, la chanteuse Christine Sèvres, et épaulé par Gérard Meys, son «presque frère », son éditeur, producteur et associé, Jean Ferrat voit sa carrière décoller en 1962 quand Isabelle Aubret lui emprunte « Deux Enfants au soleil », puis un an plus tard quand il interprète lui-même « Nuit et Brouillard ». Grand, mince, le visage émacié et le regard noir, Ferrat ne quitte pas sa guitare, de l'Alhambra à Bobino. Mais la scène ne sera jamais son terrain de jeu préféré. Il la désertera vite. En 1970, il est le premier chanteur français à se produire au Palais des Sports. Une performance. Il y revient deux ans après. Cette série de concerts l'épuise, lui qui a subi l'ablation d'un poumon pendant la guerre. Il ne retrouvera jamais la scène, à l'exception d'une courte tournée au Québec, vingt-cinq ans plus tard, à l'occasion de la sortie du premier volume de l'intégrale Aragon 1961-1991. Encouragé par le poète, Ferrat ira au bout de ce projet. Qui ne se souvient d'« Aimer à perdre la raison », « Que serais-je sans toi ? », « Nous dormirons ensemble » ou d'« Heureux celui qui meurt d'aimer» ? «Je trouve que la poésie d'Aragon, disait-il, correspond à une sorte d'idéal Le sens des images, la force de son expression, la concision extrême de ses vers sont des choses qui, à mon avis, sont essentielles dans l'écriture d'une chanson. »
Jean Ferrat, c'est cinquante ans de carrière, quelque deux cents chansons, des millions d'albums vendus (sans compter son tube caché, « Mon vieux », interprété par Daniel Guichard). En cinquante ans, que de saines colères ! En novembre 1965, alors qu'il vient interpréter « Potemkine », une charge contre l'URSS, dans l'émission « Têtes de bois » d'Albert Raisner sur la deuxième chaîne, on le somme de chanter autre chose. Il claque la porte. Un mois plus tard, même scénario lors de l'émission « Télé Dimanche ». Cette fois, il est remplacé au pied levé par... Georges Guétary Dix ans plus tard, Ferrat frappe encore plus fort. Sa cible ? Jean d'Ormesson. En pleine guerre du Vietnam, le patron du « Figaro » a eu le malheur d'écrire dans un éditorial qu'il flottait « un air de liberté sur Saïgon »... Ferrat lui répond avec « Un air de liberté » : « Votre cause déjà sentait la pourriture et c'est ce fumet-là que vous trouvez plaisant. » En cinquante ans, que de belles odes à la gauche (« Ma France »), à l'amour (« L'amour est cerise », « La femme est l'avenir de l'homme »), à l'amitié aussi. La gauche, ce « compagnon de route » du PCF (qui n'eut jamais sa carte du Parti) ne l'épargne pas pour autant, quand il lui semble qu'elle bafoue ses idéaux. Ainsi dénoncera-t-il aussi bien les dérives gauchistes de Mai-68 (« Pauvres Petits Cons ») que l'intervention soviétique en Tchécoslovaquie, avant d'irriter les communistes en ironisant sur le « bilan globalement positif », dixit Georges Marchais, des régimes staliniens...
En 2002 sortait « Ferrat en scène », un enregistrement privé qui dormait dans ses cartons depuis onze ans. Un magnifique album orchestré par son fidèle Alain Goraguer. Après une longue et passionnante interview de son auteur pour « le Nouvel Observateur », Gérard Meys m'avait appelée au nom de Ferrat. Tous deux souhaitaient que j'anime la conférence qu'il devait donner à l'initiative du Centre de la Chanson sur le thème de la diversité - ou plus exactement de la non-diversité - culturelle dans les radios. Pendant une bonne heure, Ferrat vilipenda les programmateurs, rappelant que lui-même et sa «famille» - Isabelle Aubret, Allain Leprest, Bernard Joyet et Francesca Solleville notamment - subissaient une forme de censure, puisque leurs chansons n'étaient jamais sélectionnées. Quand on lui opposait que Juliette avait réussi, il répondait : « Oui, au bout de vingt ans, et à quel prix ?» La causerie, commencée dans le calme, s'était terminée - effet de son charisme et de sa force de conviction par une sorte de révolte généralisée, et une forêt de poings levés ! Quelques mois plus tard, en 2003, le même débat eut lieu dans son village d'Antraigues-sur-Volane, où il vivait depuis 1964. Avec un effet identique : une mini-révolution dans l'assistance ! A peine remise de l'émeute créée par Ferrat dans la salle des fêtes, je me souviens d'une promenade avec lui dans le village, de sa simplicité, de sa gentillesse et des regards admiratifs, pleins de respect, des passants.
Ces derniers temps, réfugié depuis longtemps dans un mutisme qui ne lui ressemblait guère - et qui alimentait à juste titre les rumeurs les plus alarmistes sur son état de santé -, Jean Ferrat ne voulait plus avoir le moindre contact avec « le métier ». Ainsi, quand Gérard Meys lui demanda l'autorisation de concevoir une compilation de ses chansons en trois CD, Ferrat lui donna carte blanche. A une condition : ne pas en entendre parler. Il ne souhaitait même pas recevoir l'objet. Reclus avec Colette, sa seconde épouse, dans sa demeure d'Antraigues, il n'y était plus pour personne. Les lettres de ses admirateurs s'empilaient. On espère néanmoins qu'il aura été flatté et réconforté par le succès de ce florilège écoulé à 200 000 exemplaires en un rien de temps et sans la moindre publicité. Son ultime signe de vie restera un message adressé à l'AFP le 12 février, où Colette déclarait en son nom qu'il apportait son soutien au Front de Gauche pour les élections régionales. Jusqu'à son dernier souffle, Jean Ferrat aura eu l'engagement chevillé au coeur.


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Ils se souviennent de lui

 En cinquante ans de succès, de «la Montagne» à «Nuit et Brouillard» en passant par la mise en musique des poèmes d'Aragon, Jean Ferrat sera toujours resté fidèle aux idéaux de sa jeunesse

 Julien Clerc : «Je ne connaissais pas Jean Ferrat personnellement. Mais je retiens de lui quelques très belles chansons comme «Ma môme» ou «Horizontalement» («Verticalement, tu n'es pas une affaire, je sais bien / Mais horizontalement, c'est toi que je préfère et de loin»). Et naturellement ses mélodies sur les poèmes d'Aragon. Bref, du grand art populaire de qualité. »Georges Moustaki : «Je le connaissais très bien, et depuis les années 1950, au temps des cabarets. Nous avons essayé d'écrire des chansons ensemble, en vain. Il a toujours eu une voix puissante, superbe.Il était très beau, il l'a été jusqu'au bout. J'adore ses mises en musique des poèmes d'Aragon. Ce dernier m'a confié qu'il n'en demandait pas tant, et que Ferrat ait ainsi popularisé ses poèmes l'avait bouleversé et rempli de bonheur. Aragon assistait à tous ses concerts, comme une groupie. J'ai revu Jean il y a deux ou trois ans, quand j'étais en tournée dans sa région. Il était venu m'écouter, et en entendant «les Mères juives», il m'a dit : «Tu me donnes envie de rechanter» Il était déjà très fatigué. »Guy Béart : «J'aime beaucoup Jean Ferrat. C'était un homme authentique, sincère. Un très bon mélodiste, une voix de violoncelle. Il était d'un naturel mélancolique, mais l'alcool le rendait joyeux. Je retiens : «Ma môme», «Je ne chante pas pour passer le temps», «C'est beau la vie», «Nul ne guérit de son enfance». Je l'ai revu après la mort d'Aragon, chez Aragon. Il y avait Georges Marchais. Jean Ferrat était sympathisant communiste, ce qui était très honorable à l'époque. »Francesca Solleville : « Nous nous sommes rencontrés en 1960 dans les cabarets, ensuite il m'a prise en première partie de sa tournée de 1964. Quand il s'est installé à Antraigues, nous l'avons tous suivi : Isabelle Aubret, Gérard Meys... Ca a boosté le village. Jean était un homme intègre, qui ne se soumettait pas aux lois du métier. Il était sans concessions ; mais dans la vie, il était gai, amical, gentil, sincère. Il a composé pour moi des dizaines de musiques, souvent sur des textes d' Allain Leprest. Mais ce que je préfère chez lui, ce sont ses mises en musique des poèmes d'Aragon. Depuis quelque temps, je reprends «Ma France» parce que je suis en colère avec leurs histoires d'identité nationale. Tout est dedans, il suffit de la réécouter. »


Le Nouvel Observateur - 2367 - Sophie Delassein - 18/03/2010

 

 

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J
<br /> Etre un fan de Ferrat est une chose, vouloir venir visiter sa maison en est une autre.<br /> <br /> Les individus qui vont a Antraigues pour visiter la maison de Ferrat semblent oublier que sa veuve s et sa famille y habitent et ont droit au calme et à la tranquilité. Cette maison est un domicile<br /> privé !! Le village d'Antraigues n'est ni un zoo ni un musée.<br /> <br /> Les gendarmes ont expulsé du cimetiéres des abrutis qui chantaient et faisaient de la musique sur sa tombe.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> une surprise pour vous sur mon blog page 74<br /> http://les-peintures-dhenry.over-blog.com/<br /> <br /> <br />
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